De la Guerre, de la mort et du jeu

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Quand tu ne sais pas où tu vas, retourne-toi et regarde d'où tu viens.

Proverbe africain.

Introduction

Sous ce titre pompeux se cache l'article le plus prétentieux, casse-pieds, prise de tête et rébarbatif que j'ai jamais écrit. Si vous n'êtes pas d'attaque pour un peu de masturbation cérébrale tournez la page, je ne serai pas vexé. Les autres plongeront avec délice dans la complexité des rapports sociologiques existant entre chaque être humain, et sa passion pour le jeu de simulation historique. Nous parlerons tour à tour de la perception du temps, de la réalité de la guerre, de la phénoménologie de la mort et enfin des théories du jeu. Vous achèverez la lecture de cet article épuisé mais heureux d'avoir la réponse à la question qui vous tourmente : Mais pourquoi j'aime tant ces foutus jeux ?

Didier ROUY en Impérial - Esquisse Jérémie MAMO 2019

I- Le temps et la perception du passé.

Je voulais commencer cet article par un long discours sur la conception kantienne métaphysique du temps opposée à l'absolutisme newtonien, sans compter l'espace-temps de Minkowski et le temps cosmique d'Einstein, mais rassurez-vous, moi non plus je n'ai rien compris. Et pourtant, le temps est nécessaire pour définir un passé, un présent et un avenir, et en temps que support de l'Histoire, on doit s'y intéresser. Cette notion profondément intérieure, impalpable, que Pascal jugeait même inutile de définir tant elle est innée, définit à la fois la simultanéité (en même temps...), la succession (après un certain temps...) et la durée (on n’a pas eu le temps...). Qu'il soit un espace mental propre à l'humain ou un simple paramètre de physique, il fixe ce qui est présent et ce qui est passé, avec pour double particularité de ne jamais s'arrêter et de nous inclure, nous observateurs de ce passé. En d'autres termes pas question pour nous de descendre du train pour le regarder passer. D'ailleurs, pour l'appréhender immédiatement sachez qu'à la fin de la lecture de cet article, le moment où vous l'aurez commencé fera déjà partie du passé, et il en est ainsi de tous les moments de la vie.

Sur ce fil qui se déroule inéluctablement, des petits papiers sont accrochés jour après jour, les événements, qu'ils soient changements météo, construction de maisons, naissances et morts, etc. La compilation de tous ces événements ne suffit pourtant pas à remplir le grand livre de l'Histoire, une science trop profondément humaine pour ne pas avoir besoin d'y introduire le fait suivant : c'est une science qui s'intéresse au passé, mais elle s'étudie au présent, et doit donc prendre en compte l'imperfection de la mémoire, la volonté de pervertir les faits, la propagande, la disparition de documents et de témoins, en bref l'Histoire subit les effets du temps, un fil qui se déroule donc en s'effilochant avec les années.

Revenons un instant sur les cinq articles de la série "écrire l'Histoire" pour mieux situer le cadre de ce présent travail. A l'aide de documents originaux principalement familiaux, j'avais voulu éclairer certaines idées toutes faites concernant la façon dont les événements étaient vécus et racontés, en introduisant justement cette variable "humaine" pour faire comprendre qu'il n'existe pas une Histoire mais une somme de mémoires, souvenirs, critiques, ouvrages écrits ou dessinés, monuments. J'avais ainsi décrit un certain nombre de filtres, entre les événements et le témoin, entre son récit et une analyse secondaire, entre cette même analyse et le lecteur. Ce débat est d'ailleurs valable pour n'importe quel échange d'information comme ce présent article, ainsi en écrivant j'interprète, sinon ça s'appelle de la copie, et vous en lisant vous interprétez ce que j'écris, ou alors vous êtes un scanner vivant.

Il est temps d'élargir considérablement ce sujet en revenant d'abord aux définitions, puis en analysant les corollaires qui nous concernent tous.

Sur ce fil du temps les événements sont accrochés. Il est indéniable qu'ils soient là puisque ces faits se sont effectivement déroulés. Ce qui pose problème est le fait que faute de re-enrouler ce fil pour analyser ce qui y est accroché, nous ne pouvons que percevoir les signes du passé qui demeurent au moment où l'étude a lieu, avec les réserves qui s'imposent : si on cherche à savoir si l'obélisque de la Concorde était déjà là en 1900, une photo datée de cette même place de la Concorde au début du siècle n'aura pas le même poids qu'un récit d'un touriste ivre mort en terme de probabilité positive d'avoir vraiment existé. L'Histoire peut donc être définie par l'ensemble des éléments qu'au présent nous percevons du passé. A partir de ce point de départ on peut se demander quelles sont les grandes caractéristiques de cette Histoire, sur quoi elle se base, et enfin où nous mène-t-elle.

Pour répondre à la première question, plusieurs écoles d'interprétation historique cohabitent (2) en élaborant chacune une théorie. La théorie cyclique prétend que l'Histoire se répète avec des intervalles variables ; ainsi les trois invasions de la Russie par Charles XII, Napoléon et Hitler illustrent ce principe, chacun refaisant les mêmes erreurs. La théorie providentielle postule que l'Histoire est définie par Dieu, elle représente la lutte du bien et du mal et de toute façon Dieu la clôturera un jour par un gigantesque jugement. La théorie progressive enfin, pour n'en citer que trois, apparue au 18ème siècle, pense que l'Homme va vers un progrès continuel, la situation de l'humanité s'améliorant sans cesse grâce aux efforts des hommes eux-mêmes. Pas question ici de porter un jugement sur l'une ou l'autre de ces théories. Chacune a ses partisans et ses détracteurs, on peut se sentir attiré par chacune des trois si tant est qu'une théorie soit ici nécessaire pour lui donner un sens. Ainsi le manque de mémoire collective incite à refaire les mêmes erreurs et horreurs à intervalles réguliers (la guerre de 14-18 n'était-elle pas la "der des der"?) Un regard humaniste s'émerveillant des beautés du monde y verra une trace divine (c'est trop beau pour être là par hasard!) sans forcement mettre un nom sur cette divinité. Les mêmes humanistes s'ils sont en plus de naturel optimiste trouveront que les progrès sont constants et les vaccins, l'ONU, les états démocratiques, la lutte pour le bien de l'humanité en général, vont dans ce sens. A vous de faire évidement votre choix.

Sur quoi se base l'Histoire ? En s'opposant aux conteurs d'anecdotes, au propagandiste ou à l'historien nationaliste, l'Histoire demeure la connaissance d'événements (alors que la science est la connaissance des lois), et donc ne s'intéresse qu'à ce qui change. Se fondant essentiellement sur les mémoires des hommes (quelle signification auraient les ruines du Parthenon si personne ne savait ce qu'elles représentaient à l'époque de sa construction ?),  elle est selon Alain "une juxtaposition de mémoires dément critiqués" (1), et l'historien doit s'effacer devant le témoignage mais sans oublier la réserve d'usage liée à la valeur des témoignages. Cette réserve peut s'illustrer de la façon suivante. Siborne (3), dans son célèbrissime ouvrage sur Waterloo, utilisa comme source principale les lettres écrites par des témoins et acteurs de la bataille, ces mêmes témoins l'ayant d'ailleurs prévenu du caractère incomplet de leurs témoignages (ainsi certains étaient couchés dans les blés une grande partie de la bataille, d'autres ne voyaient rien à cause de la fumée, d'autres n'étaient même pas là...). Malgré tout cet ouvrage fut pendant des dizaines d'années la référence concernant Waterloo, et il n'y a que récemment que des critiques apparurent, ou tout du moins des réserves. La critique même des mémoires et ouvrages d'histoire en général est d'ailleurs assez récente. L'étude de l'Histoire a à ce sujet connu deux grandes mutations à travers les siècles. La première effectuée par les Grecs l'ont fait passer de l'état de mythologie (fresques romantiques où les Dieux prenaient souvent une grande part) à l'état d'art. La seconde, depuis moins d'un siècle, a considérablement élargi le champ d'investigation de l'Histoire en arguant du fait que tout était intéressant, de la vie des paysans au commerce du bétail, et pas seulement l'Histoire des rois de France. Ces deux mutations ont maintenant créé une Histoire basée sur des faits recoupés (4). DelbrŸck, dont je reparlerai un peu plus loin, préfère ainsi commencer son étude après les guerres médiques par manque d'information sére concernant les périodes antérieures : les grecs d'Homère étaient d'après lui encore décrits par la poésie plus que par le récit, et les égyptiens s'intéressaient trop à la gloire de leur pharaon et leurs récits religieux étaient nettement unilatéraux. 

Où nous mène l'Histoire, et à quoi peut elle servir ? Pour répondre à ces deux questions Benjamin (2) dit : "L'Histoire n'est pas une matière enseignée à l'école, c'est un mode de pensée à propos du présent, qui tente de comprendre les événements contemporains à la lumière de ceux du passé. Une telle recherche n'est pas seulement intellectuelle, elle peut aussi servir dans la vie courante. Un manager d'entreprise analysera les statistiques passées de son usine pour savoir s'il doit ou non la fermer". Si vous rencontrez un anencéphale qui vous demande pourquoi vous vous intéressez à ces vieilles affaires, jetez lui à la face cette deuxième citation : "Les gens qui croient que l'Histoire n'a pas d'importance courent le risque que l'Histoire ait ce même jugement à propos d'eux".

Après avoir posé les cadres de cette étude, voyons-en les travers les plus courants. Deux déviations majeures doivent ainsi être soulignées dans le cadre de cet article. L'une consciente, est la déviation volontaire des faits historiques dans un but de propagande. La seconde est souvent inconsciente et est le reflet de l'actualisation de l'Histoire.

J'ai déjà parlé de la propagande comme outil politique dans un précédent article, rappelez-vous Monsieur le Hulan de Paul Déroulède. D'autres exemples permettent de faire la part de ce qui est la dénaturation consciente des faits, l'invention faute d'information, la mauvaise foi caractérisée. Dans le premier cas, DelbrŸck rapporte qu'un capitaine de l'état-major autrichien, en 1897, évaluait les effectifs français à Essling à 90.000 hommes contre 75.000 autrichiens, les français ayant parait-il perdu 44.380 hommes pendant cette bataille. Les chiffres réels, recoupés par les mémoires, comptes-rendus officiels, ou simplement la quantité mathématique de troupes qui avaient pu passer le Danube, font état de 35.000 français contre 105.000 autrichiens, soit moins de français que les pertes supposées plus haut ! Ce capitaine n'était pas autrichien pour rien, il fallait bien qu'il explique à la postérité, ses élèves, ses contemporains ou autres, bref qu'il justifie pourquoi l'armée de son pays n'avait pas écrasé les français. Dans tous les cas il est clair que les sources ont toujours eu intérêt à gonfler les effectifs de l'ennemi, ainsi les suisses ayant gagné contre Charles de Téméraire lui donnaient 120.000 hommes, alors qu'il n'en avait probablement que 14.000. Quitte à gagner, autant que ce soit contre beaucoup plus nombreux que soi. Ces mêmes suisses à la bataille suivante réclamaient 7000 hommes de pertes chez l'ennemi, mais on n'en retrouva que 7 sur le champ de bataille ! Je vous renvoie dans le même ordre d'idée au livre de mon ancêtre Charles Rouy sur les événements révolutionnaires et sa fâcheuse tendance à déplacer les zéros d'un chiffre de pertes à l'autre. Autant les effectifs ne sont pas trop difficiles à éclaircir dans la plupart des cas, autant les jugements de valeur sont personnels et donc contestables uniquement à la lumière de sa propre époque. Par exemple ce même DelbrŸck, notoriété dans le domaine de l'histoire de la guerre, n'est pas exempt de jugements de valeurs au minimum douteux. Son ouvrage écrit vers 1910 est remarquablement objectif en ce qui concerne les civilisations anciennes, mais dès qu'il s'agit de la gloire nationale prussienne, le grand Frédéric, la critique n'est plus de mise. Il réfute par exemple la présence de 32.705 lavandières dans l'armée de 200.000 hommes du susnommé, arguant du fait qu'une personnalité comme le grand roi n'aurait pas permis la présence d'une seule femme dans l'armée. Faites excuse, votre Honneur, mais les femmes ont suivi toutes les armées du monde et je me demande si cette négation n'est pas simplement le jugement d'un officier prussien, de 1910 certes, mais prussien tout de même, sur ce qui fut la période la plus glorieuse de son pays, et qui aurait trouvé dégradant de reconna”tre la présence d'une seule femelle, débauchant forcément les soldats, à la suite de l'armée.

Restons dans les jugements de valeur pour deux autres exemples. Au début des années 80 l'agence de presse officielle soviétique Novosti publia quelques petits bouquins sur l'URSS dans la seconde guerre mondiale. Dans un de ceux-là, intitulé "Les origines de la Seconde Guerre Mondiale" (5), on trouve : "Le 3 septembre, l'Angleterre et la France déclarèrent la guerre à l'Allemagne. Les puissances occidentales se dressaient contre le Reich fasciste non pas pour sauver la Pologne qu'elles avaient abandonnée à son sort, mais parce qu'elles y étaient obligées par l'acuité des contradictions impérialistes et la crainte que de nouvelles tentatives de s'entendre avec Hitler provoquent une indignation qui ferait tomber les cabinets de Chamberlain et de Daladier". Hum, vu de Moscou ça se tient, mais vu d'ici et de maintenant ? Dans un autre livre, intitulé "L'URSS dans la Seconde Guerre Mondiale" (6), on peut noter : "Le 13 juin 44, Joseph Staline donna une haute appréciation de la ma”trise des troupes alliées et mit l'accent sur la portée historique de l'ouverture du second front". Quand on sait dans quels termes nettement plus agressifs les soviétiques avaient demandé cette ouverture, on ne peut qu'être surpris de la douceur de ce commentaire dans un livre par ailleurs hautement polémique. Relisez à ce sujet le point de vue soviétique dans La Deuxième Guerre Mondiale (7).

L'autre déviation importante de l'Histoire est plus difficile à définir et a trait à l'actualité de l'Histoire. On peut concevoir qu'un ouvrage sur le cinquième siècle écrit au douzième siècle ne ressemblera pas à un ouvrage sur la même période mais écrit l'année dernière, et pourtant ils traitent du même sujet, et ceci pour au moins deux raisons : les sources ne sont pas les mêmes, et les mentalités ne sont pas les mêmes. En ce qui concerne les sources, j'en ai abondamment parlé, aujourd'hui elles sont plus variées et fournies, la passion pour l'archéologie en général étant beaucoup plus développée (on peut même dire que l'archéologie n'existait pas avant le début de ce siècle). Les voyages se sont développés, les moyens de conserver et de faire circuler l'information aussi, en bref l'horizon des chercheurs s'est considérablement accru dans ce domaine. L'évolution des mentalités est également très importante, non seulement pour discerner ce qui est important de ce qui ne l'est pas (comme je l'ai déjà dit, aujourd'hui tout est important, à l'époque les rois prenaient le pas sur tout le reste), mais aussi pour différencier ce qui doit être dit de ce qui ne doit pas l'être, rejoignant l'idée de propagande politique. Imaginez un chroniqueur du douzième siècle voulant écrire l'histoire de la dynastie en place, il y a fort à parier qu'il aura intérêt pour conserver sa tête à oublier les bâtards, les défaites, les traités de paix catastrophiques, ce qui aujourd'hui pose moins de problèmes. Concernant les mentalités, mis à part ce qui serait un choix politique de ce qu'il faut écrire ou ne pas écrire, le simple fait de vivre à une époque donnée rend le jugement historique propre à cette époque, et on doit avant d'utiliser un quelconque jugement le replacer dans son contexte. A ce sujet Marc Bloch (1) dénonce "les perpétuels et irritants anachronismes commis inconsciemment par des historiens qui se projettent tel qu'ils sont dans le passé avec leurs sentiments, leurs idées, leurs préjugés intellectuels et moraux". Prenons un exemple. En 1938 le général Weygand (8) écrivit un gros bouquin sur l'Histoire de l'Armée Française. Il disait dans sa préface : "Tant que la France existera et qu'il se trouvera des peuples pour convoiter ce qu'elle possède ou vouloir anéantir ce qu'elle est, c'est à dire tant que notre monde européen durera, la France devra demeurer ce qu'elle fut dans le passé : une nation forte animée de vertus guerrières". Cette réflexion peut être analysée à trois dates différentes. Si on se place en 1938, elle se justifie d'elle-même, la France faisait face au nazisme et la catastrophe était proche. Elle avait dans le souvenir la première guerre mondiale et quatre ou cinq invasions prussiennes en 150 ans. Remarquons en passant qu'il n'y a pas un mot sur les chars dans cet ouvrage autre part que dans les réserves de l'armée, lourde erreur de jugement quand analysée a posteriori. Justement, si on se place de nos jours, ce jugement semble terriblement démodé, le monde européen a beaucoup changé et une France surarmée ne se justifie plus, tout du moins par armée au degré préconisé par Weygand, loin s'en faut. Enfin si on essaie de se projeter dans l'avenir, des changements aussi profonds que ceux survenus depuis 1945 sont capables de survenir encore et la prudence s'impose. Ceux qui croient que l'Europe en paix est une constante pour les siècles qui viennent doivent se rendre compte à quel point les revirements de l'Histoire furent fréquents, inattendus, tragiques. Un tel changement en cinquante ans peut survenir dans l'autre sens encore plus vite, l'Histoire nous l'a montré plus d'une fois. A ce sujet je ne peux que vous recommander la lecture du meilleur livre d'histoire générale que je connaisse, History of the World, par J.M. Roberts (9) , couvrant en 1000 pages tous les courants historiques, les lentes évolutions comme les retournements brutaux, un livre remarquable.

Prenons un autre exemple. René Grousset était une sommité dans le domaine de l'histoire de l'Asie. En 1946, impressionné par les dégâts de la guerre qui venait de finir, il écrivit un livre intitulé Bilan de l'Histoire (10), dans lequel il couvrait 4000 ans d'histoire de l'humanité. Dans la préface, avec l'amertume de quelqu'un qui comprend que le monde donnait alors une nouvelle image de l'humanité primitive (la théorie cyclique de l'Histoire y verrait un bon argument), il commente : "L'Homme est désormais sans illusions sur le fauve qui dormait en lui". A plusieurs reprises dans le cours de son livre, il porte des jugements qui n'auraient pas leur place dans un livre écrit aujourd'hui sur le même sujet. Par exemple pour parler de la conquête de l'Ukraine par les Goths entre 200 et 375, il dit : "Conquête éphémère, comme toutes les conquêtes germaniques". Ou encore, à propos de la Réforme : "Mais, nous le savons, les tumultes allemands finissent mal". Annonçant les mentalités des 40 ans suivants, il dit à propos de la chute de Berlin en 1945 : "Au bout d'un demi-siècle ou d'un millénaire, le slave revient toujours". Dans les états d'esprit de 1946 ces commentaires n'ont rien d'étonnant, mais au vu de ces quelques extraits on peut être réservé sur la valeur globale de l'ouvrage, par ailleurs passionnant. On peut comprendre que les événements de la seconde guerre mondiale aient rendu dépressif n'importe qui, et c'est à la lumière de cette constatation qu'il faut lire et analyser ce livre en particulier et tous les livres d'histoire en général. Ce genre de circonstance est propice à la remise en cause des grandes écoles d'interprétation historique : ainsi René Grousset se demande si ce qu'il venait de vivre était un signe de l'histoire cyclique (retour à l'âge des cavernes) ou une façon de désavouer la notion providentielle qui veut que l'humanité avance jour après jour vers un état de bonté. Après coup, et 50 ans plus tard, on peut au contraire croire d'un point de vue global et étant donné la relative paix qui règne sur la Terre, que notre situation s'améliore. Mais attention, ce qui était valable jadis ne l'est plus, mais ce qui est valable aujourd'hui ne le sera plus un jour... Dans quel sens ? Mystère !

Donc, le monde change, et avec lui les mentalités. Ce qui était du domaine de l'ordre naturel il y a cent ans est insupportable aujourd'hui, et l'exemple le plus parlant est la violence entre les hommes, et sa forme ultime, la guerre.

II- La réalité de la guerre

Nous autres joueurs de jeux de simulation vivons la guerre avec un certain nombre d'évidences acquises avec l'expérience et les années, et je pense que quelques définitions ne seront pas inutiles. La guerre est une forme de violence qui veut faire advenir la non-violence. Elle s'oppose ainsi au bellicisme, qui est la négation de la guerre puisqu'à l'extrême, l'anéantissement total serait le but même de celui qui veut se battre pour se battre. Paradoxalement, à l'horizon de l'Histoire ne cesse de se dessiner un état de non-violence auquel tendent tous les affrontements et toutes les guerres. Or l'annonce mondialiste de la paix perpétuelle semble relever d'avantage du mythe religieux que du réalisme politique.

Après ces belles phrases en partie soufflées par l'Encyclopedia Universalis, revenons au concret. De dire que la guerre a toujours fait partie du genre humain est d'une affligeante banalité, parce que ça ne nous renseigne pas sur le pourquoi de cette omniprésence. Peu de gens ont réellement réfléchi à ce sujet, mais sur le lot Clausewitz se détache nettement. Général prussien du temps de la grande déculottée de 1806 puis de la renaissance de l'armée prussienne en 1813, il finit sa vie sans avoir eu de réel commandement mais nous laissa, inachevé, un ouvrage monumental, De la Guerre (11), dont est tiré ce qui suit : "La guerre n'est pas le conflit ou la lutte entre n'importe quels éléments de la nature : elle est au premier chef une forme des rapports humains. La guerre n'appartient pas aux domaines des arts et des sciences, mais à celui de l'existence sociale. Elle est un conflit de grands intérêts réglé par le sang... il vaudrait mieux la comparer au commerce, qui est aussi un conflit d'intérêts et d'activité humaines ; et elle ressemble encore plus à la politique qui peut être considérée à son tour comme une forme de commerce sur une grande échelle". On peut donc dire que la guerre est la manifestation la plus spectaculaire et la plus apparente du pouvoir militaire, mais que ce pouvoir n'est qu'à la disposition de l'Etat, qui peut en faire usage comme instrument politique. Raymond Aron, qui a longuement analysé les travaux de Clausewitz (12), résume bien la place de la guerre dans les gouvernements : "L'Etat ne se réduira jamais à la simplicité du lutteur. Il a un passé et un avenir, il doit tenir compte de son peuple et des aléas du jeu militaire. Il doit canaliser les passions populaires et, autant que possible, soumettre à l'entendement le jeu ou l'audace d'un chef militaire". La guerre a d'ailleurs joué un rôle non seulement entre états, mais également au niveau national . Ainsi de nombreux systèmes sociaux ont accentué le lien entre le rang social et le devoir militaire. En Grèce, l'infanterie des hoplites constitua la nation politique des cités-Etats en armes. En Prusse orientale, l'aristocratie des junkers paya le prix de sa position sociale sur une centaine des champs de bataille, et les samouraïs qui dominèrent longtemps l'histoire du Japon appartenaient à une caste de guerriers dont le rang était souligné et symbolisé par le port de deux sabres (13).

Restons dans le passé pour faire un rapide tour d'horizon de ce "royaume de l'incertitude", comme l'appelait Clausewitz.

Pendant très longtemps la guerre a été tellement imbriquée avec la vie politique qu'elle en était partie intégrale, et c'était particulièrement vrai dans l'antiquité. Je vous renvoie d'ailleurs à l'excellente Anthologie Mondiale de la Stratégie (14) pour plus de détails, en insistant sur les maximes de Sun Tzu, dont l'Art de la Guerre (15) est un classique, qui sont d'une terrifiante actualité, comme par exemple "Tout l'art de la guerre est basé sur la duperie", ou encore "Ceux qui sont experts dans l'art de la guerre soumettent l'armée ennemie sans combat. Ils prennent les villes sans donner l'assaut et renversent un Etat sans opérations prolongées".

Au moyen âge apparut quelque chose de nouveau, le droit à la guerre, la guerre devenait juste ou non. Elle devenait une procédure légale pour défendre des droits, redresser des torts ou punir des crimes. Auparavant elle se faisait, point final, par désir de conquête ou représailles, mais cette notion de droit n'existait pas vraiment. Au moyen âge toujours un certain nombre de formalités devaient être accomplies avant de faire la guerre, elle était même interdite pendant certaines périodes (paix de Dieu, trêve de Dieu...). Rappelez-vous la théorie progressiste de l'Histoire, on voit ici les tentatives du clergé pour minimiser les dégâts en limitant la guerre. Puis vint la guerre en dentelles, forme de sport dont les populations locales faisaient évidement les frais, mais la guerre n'était pas ressentie, par les états, comme une calamité, seulement comme une occupation. A partir de la révolution tout changea. Avec la notion de "nation" la guerre devenait l'affaire de tous, même quand elle se déroulait à l'extérieur, et les premières notions idéologiques apparurent, avec par exemple "la lutte contre les tyrans". C'est à cette époque que Jomini, militaire du Premier Empire, résumait toutes les nouvelles bonnes raisons de faire la guerre en écrivant dans son Précis de l'art de la guerre (16): "Un Etat est amené à faire la guerre pour revendiquer des droits ou pour les défendre, pour satisfaire à de grands intérêts publics, tels que ceux du commerce, de l'industrie et de tout ce qui concerne la prospérité des nations, pour soutenir des voisins dont l'existence est nécessaire à la séreté de l'Etat ou au maintien de l'équilibre politique, pour remplir les stipulations d'alliances offensives et défensives, pour propager des doctrines, les comprimer ou les défendre, pour étendre son influence ou sa puissance, par des acquisitions nécessaires au salut de l'Etat, pour sauver l'indépendance nationale menacée, pour venger l'honneur outragé, par manie des conquêtes et par esprit d'invasion".

Au cours du siècle qui suivit la guerre devint simplement un fait commençant avec le premier acte hostile d'un Etat souverain. Plus de droit ni de devoir, et pourtant la pensée religieuse du coét de la vie n'était pas exempte dans les doctrines militaires. Ecoutez Souvorov (14), général russe de la fin du 18ème : "La mèche est sur la mitraille ! Jette toi sur la mitraille, elle passera au dessus de ta tête ! A toi les canons : à toi les hommes ! Renverse sur place, poursuis, frappe ! fais grâce aux autres ! c'est un péché de tuer inutilement : ce sont des hommes comme toi". Techniquement au cours du 19ème siècle le visage de la guerre changea aussi avec l'apparition du chemin de fer, l'augmentation de la puissance de feu et l'amélioration des conditions sanitaires, la diminution des distances (télégraphe) qui firent que les populations se sentirent de plus en plus concernées par les guerres, ressenties comme nationales. Au début du vingtième siècle, le pacte Briand-Kellog, la Société des Nations, la charte des Nations Unies tentèrent de réglementer le déclenchement de la guerre, et si possible de l'éviter. Pourtant au cours de la seconde guerre mondiale la guerre demeura l'affaire de tous, mais bien qu'étant faite par des professionnels les populations civiles devinrent un nouvel objectif militaire, un second front qu'il fallait vaincre, casser au moral (14). L'évolution technique fut effarante. Ainsi un régiment d'artillerie de campagne de 1914 pouvait exercer en une heure des destructions plus importantes que tous les canons des pays belligérants durant l'ensemble des guerres napoléoniennes, et 50 ans plus tard, l'aviation américaine déversa sur le Nord Vietnam plus de bombes que les belligérants n'en avaient utilisés durant la Seconde Guerre mondiale (14). De même le nombre de canons pour 1000 soldats passa en 100 ans de 6 à 30, ce qui fait dire à l'auteur (17): "le niveau de la mort a augmenté en même temps que le niveau de vie". La guerre coéte d'ailleurs de plus en plus cher, et les états qui n'auront pas la possibilité de faire une guerre courte se verront rapidement en banqueroute (Iran-Irak par exemple). Quand on pense qu'en 1988 les états du monde ont dépensé autant qu'en 1944, la plus coéteuse des années de cette guerre, on reste songeur sur le futur.

Evolution dans son caractère et dans sa puissance donc, mais également changement de typologie : ritualisée d'abord dans les sociétés archaïques, elle devint à objectifs limités, puis de conquête classique, puis enfin de masse (Clausewitz disait : à but absolu), et enfin sans quartier.

Je dois faire ici une parenthèse pour recaler le débat qui autrement souffrirait des maux que j'essaie de souligner. Tout ce dont j'ai parlé se rapporte au monde civilisé que nous connaissons, mais les peuplades les moins évoluées de notre planète ont de quoi ne pas se sentir concernés par ce débat, parce que leur Histoire n'a rien à voir avec la notre. René Grousset, dont j'ai parlé plus haut, parlait de synchronisme en comparant les différents peuples aux étoiles, dont on reçoit la même lumière mais d'où la lumière est partie à des temps extrêmement variables en fonction de leur distance. Il en serait de même pour les peuples de la Terre, "sous les même images d'effroyables décalages technologiques les séparent. Ainsi l'Islam date ses éphémérides du quatorzième siècle de l'Hégire... des zones entières de l'âme allemande sont encore éclairées par le soleil du pré-moyen âge". Ce dernier jugement est évidement douteux et ne serait pas porté tel quel par quelqu'un de notre génération, mais l'idée est intéressante, dans le sens où il faut recadrer le domaine d'intérêt vers ceux que ça intéresse, sous peine de s'étonner que les Touaregs soient assez peu sensibles aux variations du Top50... Ce décalage évoqué plus haut serait responsable de nombreuses guerres. Chaliand rappelle à ce sujet qu'on ne se bat avec la plus extrême violence qu'entre très semblables (guerres civiles) et très dissemblables (anéantissement des population indiennes, guerres coloniales à leur début).

Tout ça c'est très joli, et c'est nécessaire à la compréhension de ce qui va suivre, parce que la guerre, ce n'est pas un jeu de simulation, ni un outil politique, ni un passe-temps de prince. La guerre est une réalité, et cette réalité est insoupçonnée pour la quasi-totalité des joueurs et probablement pour pas mal de nos hommes politiques. Alors citons ceux qui savent de quoi ils parlent :

Henri Barbusse : "Ce serait un crime de montrer le bon côté de la guerre, même si elle en avait un".

James F. Dunnigan (17) : "La guerre réelle est horrible, destructive, et n'est remémorée plaisamment que par ceux qui y ont survécu sans l'approcher de trop près".

Ardant du Picq (18): " L'homme ne combat point pour la lutte mais pour la victoire; il fait tout ce qui dépend de lui pour supprimer la première et assurer la seconde. La bravoure absolue qui ne refuse pas le combat même à chances égales, ne lui est pas naturelle, elle est le résultat de sa culture morale et la chose est infiniment rare. L'homme a horreur de la mort. Chez les âmes d'élite, un grand devoir, qu'elles seules peuvent comprendre et accomplir, fait parfois marcher au-devant ; mais la masse toujours recule à son fantôme. La vérité élémentaire, c'est qu'il ne suffit pas que la foule soit composée d'hommes vaillants, il lui faut des chefs qui aient de la fermeté et de la décision dans le commandement, une foi entière dans leur mission, il lui faut encore de bonnes armes, un tactique appropriée à ces armes et à celle de l'ennemi, appuyée non seulement sur une discipline, terrible afin que nul ne soit tenté de se soustraire à l'action, mais encore animée de passions : désir violent d'indépendance, fanatisme religieux, orgueil national, amour de la gloire ou rage de posséder".

John Keegan (19): "Le soldat n'a pas la faculté de se reposer sur une vision des choses si claire et tranchée (à propos de la vue du chef). La bataille, pour lui, se définit d'abord par un environnement émotionnel et physique terriblement instable. Même s'il passe la majeure partie du temps d'engagement comme simple spectateur, il peut d'un instant à l'autre n'avoir plus pour horizon et pendant des heures que le trou où il s'est jeté pour survivre ; il peut à tout moment passer de l'ennui à la satisfaction, à la panique, à la colère, au chagrin, il peut se sentir hors de lui, il peut même conna”tre cette émotion sublime qu'on appelle le courage. Quant à sa solidarité avec les autres soldats, elle fluctuera dans la même mesure".

Richard Holmes (13) : " La guerre, c'est 90% d'ennui et 10% de terreur".

Général Marshall, qui analysa l'état psychologique du GI moyen au cours de la seconde guerre mondiale: "Voilà qui nous rappelle que le soldat occidental vient d'une civilisation où l'agression et le fait de tuer sont interdits. Les enseignements et l'idéal de cette civilisation sont opposés au meurtre, au fait d'écraser l'adversaire. Cette peur de l'agression a été intégrée si profondément, elle vient de si loin, qu'elle fait partie chez nous du noyau émotionnel de la personnalité. C'est le principal handicap que le soldat doive surmonter en arrivant au combat".

Après ces joyeux commentaires, que des récits beaux et homériques ne peuvent faire totalement oublier, on peut effectivement se demander qu'est ce qui peut bien pousser le commun des mortels, (oserai-je vous rappeler que les armées quelles qu'elles soient ne sont jamais composées de héros!) sans lequel la technique ne serait vraiment rien, a quitter son champs et son atelier pour revêtir un uniforme identique à celui du voisin et à aller beugler en chargeant à la baïonnette ? Et oui, la réalité est plus proche d'Excalibur que d'Ivanohé, la guerre n'est pas une charge éclatante sous le soleil avec musique de trompettes, le sang clair sur le sable chaud, la gloire et les médailles. Elle commence par le désespoir d'avoir tiré un mauvais numéro, puis c'est le déracinement, sortir de sa ferme pour rentrer dans la caserne, où on est souvent trois pour un lit, où les anciens nous briment, où il faut marcher des heures avec des tonnes sur le dos, où on tombe malade de sommeil et de fatigue, et puis les chaussures se désagrègent, on est sans nouvelles de la famille parce qu'on ne sait pas écrire, tout ça avant même le début des opérations. Quand les opérations commencent, ben on marche encore plus et encore plus vite, on a rien à bouffer, les copains tombent malade et on est plus que la moitié sans avoir vu l'ennemi. Pendant les batailles, on n'a vu que de la fumée, et un bruit assourdissant pendant des heures, il pleuvait, on est resté allongé dans les blés toute la journée à faire nos besoins sous nous, des copains sont morts, des cavaliers ont chargés (ou des chars, en fonction de l'époque...), j'ai eu la trouille et ai couru tout ce que je pouvais...

On pourrait écrire des pages sur la réalité de la guerre, en y ajoutant les conditions de traitement des blessés, les civils qui n'avaient pas eu le temps de fuir, les prisonniers. On peut lire les témoignages, mais ils sont souvent maladroits, à l'exception des pages éternelles de noirceur et de réalisme de A l'Ouest Rien de Nouveau de Remarque,  mais je vous conseille de lire surtout les quelques rares romans qui décrivent bien cette situation, comme par exemple Guerre et Paix de Tolstoï, La Débâcle de Zola, Aoét 14 de Soljenitsyne, Le conscrit de 1813 et Waterloo d'Erckmann-Chatriand, ou encore Les Croix de Bois de Dorgelès.  Ces lectures sont indispensables pour comprendre ce qui se passait vraiment, , en particulier la désespérante lenteur des événements. Les charges fulgurantes de Murat à Eylau se firent au pas, la flotte anglaise fondant sur les franco-espagnols à Trafalgar avançaient moins vite qu'un homme qui marche, des heures pouvaient s'écouler entre la réception et l'exécution d'un ordre d'attaque, et bien d'autres exemples. Distorsion de la perception du temps donc, mais également de l'espace (l'univers du soldat pendant une bataille se limitait tout au plus à quelques centaines de mètres, souvent moins), et des composants principaux de la guerre, l'être humain, habillés pareil mais différents, avec chacun leur histoire, leur famille, leur vie. De temps en temps, en saisissant entre deux doigts un pion de jeu, j'essaie d'imaginer combien d'humains différents comme moi ce pion représente, et s'ils étaient encore vivants quelle place ils prendraient : un jardin, un stade, la plaine de Waterloo, plus ? Alors, tous ces être différents, mais pas si différents, qu'est ce qui les pousse à daigner se battre ? A en croire les spécialistes (17), ce serait un mélange de fierté personnelle, d'entra”nement, d'émulation vis à vis des copains, et de peur. Doit s'y ajouter un espoir de gain personnel, un certain sens de la loyauté et le goét de l'aventure. Comme l'a rappelé Ardant du Picq la nature guerrière n'est pas naturelle pour un homme quelconque, qui n'est "biologiquement" agressif que quand il se sent menacé, que cette menace soit réelle ou supposée, tout l'art des officiers étant de faire croire au troupier qu'il est "virtuellement" agressé et doit donc attaquer pour faire diminuer son risque personnel. En faisant croire aux soldats que le gars d'en face était différent, il devenait donc source de danger potentiel. Cette nécessité d'introduire une notion de danger supposé n'est en fait due qu'à une évolution sociale dans la place de la guerre. Dans les sociétés archaïques les choses étaient différentes, la guerre était un élément quotidien de la défense de son territoire de chasse. Avec l'évolution et la complexification des sociétés la guerre est peu à peu devenue hors-la-loi, et la pensée religieuse et en particulier chrétienne n'y est pas étrangère. John Keegan dit a ce sujet  : "Que l'historien accepte ou non la morale chrétienne et son influence sur la dynamique des études historiques, il est certain que le dégoét chrétien de la guerre explique la répulsion avec laquelle on approche ce thème intellectuellement". Se battre était donc devenu "mal", acceptable uniquement dans certains cadres particuliers, que les états ont actuellement de plus en plus de mal à faire passer auprès du public, comme l'honneur, la patrie, etc. Quand on arrive à surpasser les contraintes sociales qui veulent que la préservation de la vie doit l'emporter sur le tempérament de tueur, l'instinct animal de l'être humain repara”t dans la sauvagerie de certaines luttes, de la guerre d'Espagne en 1808 au Vietnam. Keegan a développé dans ce domaine une théorie de la distance critique, cette distance entre le fauve et l'homme au cirque, au delà de laquelle le fauve fuit et en deçà de laquelle il chargera le dompteur. D'après Keegan la situation peut être la même dans un combat particulièrement brutal en rappelant qu'à Hougoumont pendant la bataille de Waterloo, les défenseurs anglais ne firent que se défendre jusqu'à ce que les français franchissent un distance critique, après quoi les défenseurs réagirent brutalement en chargeant. Ici pas besoin de danger supposé, quand le soldat se sent menacé son premier réflexe est de fuir, comme le fauve, mais s'il ne peut pas fuir (une cage de cirque ou un château belge), alors son instinct le portera à tenter de supprimer la menace par l'action directe, l'assaut. L'image de l'homme-fauve de Grousset n'est pas loin, mais même si la guerre ne semble être qu'une image de la régression de l'homme vers l'état initial de fauve, il fait appel à de grandes qualités morales et sociales, la discipline, le courage, l'abnégation, le sacrifice, pour se battre. 

Depuis l'avènement de l'aire nucléaire les choses semblent encore plus tranchées, puisque une guerre mondiale serait équivalente à supprimer toute vie sur cette planète. Malgré les analyses les plus récentes ("une guerre nucléaire ne serait pas la fin du monde, juste la fin de la plupart des gens lisant ce livre", ref. 17) et une situation politique internationale moins propice à ce genre de cataclysme (pour l'instant !), la perception de le guerre a changé drastiquement, plutôt en bien en terme de nombre de morts potentiels. Pourtant l'armée reste une portion importante des intérêts des états, ce dont la cause pourrait être résumée par Von Der Goltz, (1843-1916), qui répondait à ceux qui se navraient que l'humanité ne fasse que de s'exterminer par : "Plus la vie d'un peuple devient noble et belle grâce aux progrès de la civilisation, des sciences, des arts, de la fortune publique, plus ce peuple a à perdre dans l'éventualité d'une guerre, plus il est naturellement amené à songer à sa préparation pour la lutte". Le pourquoi de ce changement vers une moindre acceptabilité de la guerre est difficile à cerner. Je ne pense pas que l'Homme soit devenu meilleur du jour au lendemain, Clausewitz disant à ce sujet : "L'invention de la poudre et les progrès incessants dans le développement des armes à feu démontrent par eux-mêmes qu'en fait la tendance à détruire l'ennemi, inhérente au concept de la guerre, n'a nullement été entravée ou refoulée par les progrès de la civilisation", je crois plutôt que la perception de "l'effet indésirable de la guerre", la mort, a changé du tout au tout ces cent dernières années. Paradoxalement la guerre comme moyen politique ne s'est jamais réellement encombré du nombre de morts, car la mort était trop individuelle pour être prise en compte, ce qui revient à dire que la guerre en temps que violence organisée tendait à supprimer la mort comme individuelle pour accomplir une victoire de type collectif. Et pourtant, le changement de ces dernières décennies est important, même si les règles du jeu politique sont les mêmes, probablement parce que les idées individuelles, dans un monde démocratique, finissent toujours par être répercutées par le pouvoir, et depuis peu la mort individuelle est devenue insupportable quand elle pouvait être évitée. Avant d'aller plus loin, il nous faut revenir sur cette inconnue ultime, "la grande faucheuse", qui nous attend tous un jour ou l'autre.

III- La mort et sa place

Il est des domaines de la pensée humaine qu'il est difficile d'appréhender, mais celui-là est du domaine du non-pensable, parce que c'est le seul qui soit impossible d'approcher par l'expérience, et Dieu sait si les scientifiques ont horreur de ça ! La fin de n'importe quel élément lié à la vie est source d'angoisse, parce que les petits papiers qu'on lâche sur le fil du temps échappent pour toujours à la perception directe, rendant impossible tout retour à une situation antérieure. La mort, de l'humain ou de l'animal, est impensable, inimaginable, et par la même serait la source ultime de l'angoisse des êtres qui pensent. Il suffit pour s'en convaincre, si besoin en était, de penser à l'étendue des moyens pour conjurer cette angoisse. Je ne parle pas des frappadingues qui se font congeler en attendant un improbable réveil dans des siècles, mais de l'ensemble des religions, monothéistes ou non, qui promettent un "après" meilleur ou diffèrent, mais de toutes façons promettent que la mort n'est pas la fin. Quel soulagement, quelle paix de croire que non, ce n'est pas possible que tant de bonheur ne soit pas éternel, mais ne comptez pas sur moi pour porter un jugement en la matière. Sachez seulement qu'aucune espèce d'élément nous incite à penser à la survivance de l'esprit après la mort biologique... J'en suis le premier désolé ! Cette génération d'angoisse n'est bien sur pas nouvelle, les religions sont pour la plupart très anciennes, mais c'est la perception de la mort qui par le passé était un peu différente. Dans les sociétés archaïques, la croyance d'un passage, d'une transition, d'un cycle par retour à la terre étaient déjà présentes, mais la perpétuation de l'esprit revêtait la forme d'esprit des ancêtres, de mânes, sous une forme ou une autre selon les continents, mais avec une belle constance. Les religions actuelles ne firent qu'amplifier ce phénomène, promettant le salut à condition d'une certaine renonciation pour gagner le droit à vivre après la mort. Dans les sociétés modernes, le "moi" est plus indépendant, moins soudé au groupe. Le rite n'est plus de retrouver la stabilité du groupe en enterrant les morts comme c'était le cas dans les sociétés primitives, la mort devient la cessation d'un projet et n'est plus un aboutissement logique source de renouvellement. La tendance est donc actuellement de vivre intensément pour aller le plus loin possible dans ce projet. A la différence de l'espèce animale qui est faite d'échantillons anonymes, les individus humains ont pour vocation de se rendre singuliers, uniques, irremplaçables, et cette notion se sent de plus en plus aujourd'hui. Et aujourd'hui, les morts gênent, sont relégués en banlieue alors que les petits cimetières étaient jadis autours de l'église, on n'en parle pas ou avec un certain malaise. La spiritualité promet toujours la béatitude, mais ce qu'il reste de physique, de matériel, le corps en l'occurrence, se détache de sa matière originelle, la terre, pour devenir source d'effroi, de répulsion, comme devant être caché, enterré pour être soustrait à la vue des vivants et non pour être "recyclé". 

Comprenons-nous bien, la mort a toujours été odieuse aux vivants, l'angoisse n'est pas nouvelle, mais la façon d'aborder la mort a changé bien que je reste persuadé que les mères pleuraient leurs fils aussi fort il y a mille ans, c'est seulement moins fréquent maintenant. Jadis on tuait plus facilement et avec moins de remords, on tuait pour manger, pour se protéger, pour punir, par plaisir, parce qu'on pensait avoir raison (l'inquisition nous donne l'annuaire des "raisons" de tuer ), la maladie tuait, la foudre, les incendies, bref l'humain était plus habitué à la mort et au fait de tuer, ce qui entra”na des aberrations comme l'application d'une certaine théologie à l'Histoire, qui conduisit par exemple au calcul de la "fin de l'Histoire" par l'analyse de la Bible au moyen âge, une fin sous forme d'apocalypse, de jugement dernier. Certains tentèrent alors de hâter la venue de ce jour par les croisades, le progrès des conquêtes turques étant d'après ces analystes les prémices de la venue de l'Antéchrist. D'autres massacrèrent les juifs, qui selon les écritures devaient "se convertir au dernier jour", et donc tentant de hâter ce processus. Aujourd'hui persistent encore des vestiges de cette époque archaïque. Ainsi le prestige accordé à une mort féconde (pour la patrie, risquer sa vie, la perdre par idéal politique...), le maintient de la mort-naissance (notion de survivance par l'hérédité), relations troubles entre les morts et les vivants (réincarnation...).

Pour revenir à notre sujet, la façon de percevoir la mort se ressent bien sur de façon particulièrement nette dans les relations que l'homme a avec la guerre mais cette relation a évolué, comme je le disais, au fur et à mesure que l'opinion des acteurs, en l'occurrence les soldats, légèrement las de se faire tuer, prit de plus en plus d'importance dans l'organisation politique des démocraties. La présence de la mort dans l'esprit des soldats n'a pas varié, le risque de se faire tuer semble identique pour un hoplite grec ou un soldat de l'ONU, disons que le risque est toujours présent et que ça fait partie dans les deux cas "du métier", et ce métier a toujours été par l'entra”nement de surpasser les réflexes de survie individuelle pour privilégier la survie collective, et donc de l'Etat. A l'opposé, si la valeur du soldat n'a pas changé dans le sens où il est toujours capable de courage, d'abnégation, bref capable de mourir pour un idéal, les valeurs qui prévalent dans la société civile ont changé. Citons Gérard Chaliand : "Ni les rapports hiérarchiques, ni la guerre, ni la mort ne sont perçus de la même façon en Occident avant et après les deux guerres mondiales. Plus d'exécutions capitales qui soient publiques, naissance du pacifisme et, plus près de nous, suppression de la peine de mort, condamnation morale de la violence de plus en plus répandue". Il faut à ce stade relativiser les choses pour percevoir un des travers de cette évolution, aujourd'hui trois morts à la télé et c'est un flot de larmes et de résolutions onusiennes, mais il y a à peine plus de cinquante ans, en deux mois, ceux de janvier et février 1942, on dénombra dans le seul siège de Leningrad 199.000 morts. Changement dans le temps donc, et en cinquante ans ces changements furent vastes, mais aussi dans l'espace. Ce qui est vrai pour nous autres occidentaux ne l'est peut être pas ailleurs : citons encore Chaliand :  "La guerre cesse d'être perçue sous son angle d'abord ludique : son prix est trop élevé en souffrance. La vie humaine est ressentie comme plus précieuse qu'autrefois. D'autres peuples hors d'Europe ... ont ou peuvent avoir des sentiments différents", idée que j'évoquais plus haut à propos du synchronisme, et qui explique à notre échelle européenne pourquoi certains se battent encore alors que nous autres français avons fait notre unité nationale il y a plusieurs siècles.

Dans ce domaine de la mort, un des seuls qui nous concernent tous, il est difficile de faire de la prospective. Vu de notre petite fenêtre la mort a malgré tout l'air de reculer un peu, mais je me range à l'opinion d'Ettinger qui disait : "L'homme veut devenir immortel, qu'il commence donc par lutter contre le génocide et la guerre, contre la faim qui assaille le tiers de l'humanité, contre les accidents d'automobile, contre la pollution atmosphérique. Toute autre attitude n'est qu'illusion et hypocrisie". Lutte pour effacer le synchronisme donc, et il y a beaucoup à faire, pour rendre les sociétés égales devant la vie, et donc devant la mort. Et pourtant elle demeure et demeurera, plus tardive, plus douce, et donc d'autant plus amère mais, réfléchissons un peu, inévitable, sinon sous peu il y aura trois couches d'humains affamés sur cette pauvre planète !

En attendant, il nous faut conjurer la mort, et pour cela il faut jouer, mais avec du recul comment jouer à la guerre en ignorant ce qu'elle a d'horrible? Voyons ça de plus près.

IV- Le jeu et nous

La plupart des gens sont vaguement conscients que le jeu est important, quelque part, mais n'arrivent pas à discerner pourquoi. Croient-ils que les enfants ne jouent que pour passer le temps, ou imiter les adultes ? Qu'on peut arrêter le jeu parce qu'il est moins important que de venir d”ner ? Le jeu ne s'applique pas qu'aux enfants, nous sommes bien placés pour le savoir, il s'applique aussi aux adultes, et aux animaux, mais qu'est ce que le jeu ?

Jouer, c'est se situer en dehors des contraintes qui régissent l'existence ordinaire. On en dénombre quatre aspects  (1) : la compétition, le hasard, la simulation, et le vertige. Par exemple le baby-foot ne comporte que la compétition et le vertige, les échecs surtout la compétition, le poker le hasard et le vertige, etc. Dans le jeu de simulation historique les quatre aspects sont couverts de façon variable en fonction des jeux et surtout des joueurs. La simulation semble être la clé de voéte, la re-création d'événements ou l'invention d'affrontements. Ces affrontements sont régis en partie par le hasard, et le but en est la compétition entre joueurs ou entre camps. La base est donc la simulation, le mécanisme le hasard et le but la compétition. Quand au vertige, il est le moteur, le "carburant", le bruit du canon dans la tête, les images des charges triomphantes, la tête de l'adversaire en dévoilant une manoeuvre hardie. Chaque facette a également son type de joueurs. Les adeptes de la simulation privilégient les "what if", reviennent sur des positions antérieures pour de nouvelles études, fabriquent d'autres pions pour faire intervenir des corps d'armée absents ce jour là mais qui auraient pu y être, adaptent les règles pour les rendre plus historiques, etc. Ceux qui préfèrent la compétition connaissent les règles par coeur, n'en dévient pas d'un pouce ou les étudient pour les tourner à leur avantage, surveillent les mouvements de l'adversaire comptent les points de victoire, ou pire, cherchent le demi-point qui fera monter d'un ordre de grandeur la table de résolution de combat, quitte à faire parcourir à une brigade d'artillerie la moitié de la carte pour venir à un endroit où elle n'a rien à faire d'autre que de donner le coup de pouce qui tue (3/1+1=DR!). Dans le même ordre d'idées les adorateurs du hasard calculent à n'en plus finir les probabilités de tel ou tel événement, ils savent minimiser le hasard dans la guerre, effort bien sur digne des plus grands généraux. Le vertige enfin, il est présent partout, je connais des joueurs apparemment froids et calculateurs qui bien qu'ayant gagné sont furieux d'avoir perdu leur plus beau vaisseau de guerre, j'en connais d'autres qui font "vraoumm" quand leurs canons tirent, ou "broumbroumbroum" quand leurs cuirassiers chargent. Oseront-ils prétendre que ce n'est pas une manifestation du vertige ? Mais élargissons le débat.

L'animal joue, surtout les petits de l'animal, et à condition que celui-ci ait une "jeunesse", c'est à dire une lente maturation, un assistanat parental prolongé. La présence des parents, en particulier de la mère, est indispensable en temps que modèle à copier. Elle leur apprendra ainsi par simple observation les gestes qui feront leur vie d'adulte, garder un territoire pour un chien, attraper des proies pour les fauves, se nourrir de feuilles ou assurer la dominance du groupe pour les singes, etc. Par à cette activité le petit développera ses réflexes, sa locomotion, grâce à des jeux tournés essentiellement vers la simulation des gestes de l'adulte, et qu'il utilisera efficacement plus tard. Notons aussi que le jeu n'est pas vécu comme une corvée, les jeunes s'y livrent sans relâche et sans lassitude, ne s'arrêtant que pour se reposer ou manger.

Chez l'enfant humain, les affaires ludiques représentent également toute son activité (L'homo Sapiens est un Homo Ludens, disait Huizinga). Il s'y engage complètement, c'est à dire qu'il adhère beaucoup plus que l'adulte au jeu qu'il fait et avec un plaisir tout aussi évident. Cette imitation de l'adulte développe non seulement la locomotion et l'équilibre, bref le physique, mais aussi une grande activité créatrice, il structure le groupe et construit la personnalité. L'adulte en retirera la discipline du groupe, le goét de l'effort et de la difficulté, le respect des autres, le contrôle de soi (1). Bref, en plus du développement physique et de l'intellect (raisonnement dans l'abstrait, formation de l'imagination), c'est entre autres un apprentissage des règles sociales, l'enfant se rend compte par le jeu collectif que sa liberté est limitée par le monde des adultes et par l'univers des autres enfants, il expérimente les règles qui régissent les interactions entre son univers, et donc ses libertés, et celui des autres membres de sa race. On retrouve dans la forme des jeux de l'enfant les quatre composantes : vertige (manèges), compétition (courses), simulation (des métiers d'adulte, marchande, docteur...), et le hasard (dés). Quand au thème, il n'a pas d'importance, du moment qu'il soit propice au développement de la vie imaginative, de Thierry la Fronde aux Powerangers, avec une prédilection pour les héros chez les garçons et les mamans modèles chez les filles. Il y aurait évidement beaucoup plus à dire sur le jeu de l'enfant, mais revenons à nos moutons.

Quant au jeu de l'adulte, il est difficile d'y appliquer pour l'expliquer un besoin d'apprentissage de quoi que ce soit ou le développement de la vie imaginative. Les psycho-socio-quelque chose se sont évidement penchés sur la question et une foultitude de théories ont émergé. Chacun y reconna”tra sa part je vous les livre en bloc. On compte ainsi la théorie rudimentaire (c'est une réalité biologique de jouer), idéaliste (on y exprime sa liberté frustrée), éducative (prépare l'enfant à la vie d'adulte), autotélique (improductif, alors que le travail l'est), hiérarchique (toujours inférieur aux activités créatrices), fonctionnelle (l'enfant y explore ses propres fonctions), réitérative (répétition d'éléments vécus, de la vie individuelle), cathartique (délivre d'une surabondance d'énergie), préventive (canalise les conflits et les tensions en les conjurant), régénérative (récupération après l'énergie du travail), autosuggestive (le jeu est une consciencieuse duperie de soi-même), psychanalytique (symboles liés aux déplacement des fantasmes de l'enfant, moi non plus je n'ai rien compris...), phénoménologique enfin (les scènes ludiques répètent les éléments de la vie source de conflits, amours, haines, etc).

Vous y trouverez probablement ce qui s'applique à vous, mais probablement pas complètement, car ce qui s'applique aux jeux de simulation historique est sérement plus complexe, et voilà à mon avis pourquoi. Au cours de cet article j'ai longuement parlé de la guerre, de la façon dont elle était perçue et quelle était sa réalité. La valeur accordée à la vie ayant considérablement augmentée depuis la dernière guerre, la guerre appara”t aujourd'hui comme bannie, quand c'est possible, et le danger s'éloigne que l'un de nous y participe. Or ce qui est banni, dangereux, glorieux, est extrêmement attractif, en terme de simulation, parce que le fait de simuler écarte tout danger réel. La guerre elle-même a toujours eu un coté ludique, vu des états-majors, les princes tentant la chance, faisant des essais, peu soucieux du sang de leurs soldats. Clausewitz l'avait bien compris en disant : "Tout cela nous montre à quel point la nature objective de la guerre la rapproche d'un calcul de probabilités. Il ne lui manque plus qu'un élément pour en faire un jeu, et cet élément ne fait assurément pas défaut : c'est le hasard. Aucune activité humaine ne dépend si complètement et si universellement du hasard que la guerre. L'accidentel et la chance jouent donc, avec le hasard, un grand rôle dans la guerre". C'est encore insuffisant pour comprendre pourquoi le petit d'homme, et l'adulte, jouent à simuler des événements aussi dramatiques, alors voilà ce que j'en pense.

L'homme est imparfait. Il reste en lui un chromosome du tueur qu'il n'est physiquement pas possible de faire dispara”tre. Socialement , les lois ont tenté d'imposer petit à petit , pour le bien des autres membres de la communauté, des règles bannissant la violence mais les faits demeurent, l'Homme est un être violent. La plupart de ces êtres humains ont la capacité sociale, apprise au cours de l'enfance, à réprimer ce fond génétique, à étouffer ce qu'il a encore de violent. Souvenons-nous que l'époque génétique n'est pas si éloignée où il avait besoin de chasser pour vivre. Aujourd'hui la violence n'est non seulement plus souvent nécessaire dans les civilisations occidentales, elle est aussi de plus en plus montrée comme nuisible à l'ensemble du groupe social. Or les lois de la société la faisant évoluer vers un état de paix ont évolué trop vite, la nature physique de l'humain n'a pas encore pu suivre, il reste en lui du guerrier. Il existe malgré tout des signes d'évolution vers la paix et l'acquisition d'une conscience planétaire, mais seulement des signes, sa réalisation reste pour l'instant utopique, il suffit d'ouvrir les informations télévisées pour s'en rendre compte. Nous avons donc tous besoin de violence, il serait inutile et même dangereux de la nier, et certains choisissent de l'exprimer physiquement, d'autres intellectuellement. Physiquement il existe le sport, en se faisant violence à soi-même, la délinquance, en matraquant des petites vieilles, le paint-ball et autres lockon, la guerre légale ou illégale pour ceux qui n'en peuvent vraiment plus. Intellectuellement les jeux de simulation historique marient assez bien les différents éléments qui en font un parfait exutoire des violences internes : beaucoup de simulation, un peu de hasard, un chouia de compétition, et le maximum de vertige possible.

Jouer est donc important, et pour vous montrer que ce n'est pas uniquement mon avis et que d'autres ont évoqué ce besoin de jouer avant moi, écoutez plutôt et jetez à la face de l'épouse / copine / copain / belle-mère / ma”tresse (rayez les mentions inutiles) en fonction des commentaires qu'on vous fera quand vous jouez :

-Si on vous dit  "viens manger !", répondez : "Ovide a dit : Le corps se nourrit de loisirs, l'esprit y puise sa substance".

-Si on vous dit : "va bosser !", répondez : "Einstein a dit : Le jeu est la forme la plus élevée de la recherche".

-Si on vous dit : "Qu'est ce que t'y apprends ?", répondez : "Gandhi a dit: Les rudiments de la connaissance sont assimilés au fil des jeux".

-Si on vous dit : "Dis à ton fils de faire ses devoirs !", répondez : "Montaigne a dit : Les enfants n'ont point d'affaires plus sérieuses que leurs jeux".

-Si on vous dit : "Arrête de te marrer !", répondez : "Aristote a dit : Joue et tu deviendras sérieux".

-Enfin si on traite vos jeux de barbares, répondez : "Ehrmann a dit : Briser le jeu, c'est rabaisser la civilisation vers la barbarie et le chaos originels".

Conclusion

En écrivant cet article j'ai voulu donner une conclusion logique à la série des cinq précédents épisodes, surtout orientés sur l'analyse des sources primaires et secondaires pour se construire une image personnelle d'événements passés. Aujourd'hui j'ai essayé d'inclure dans notre passion commune pour l'Histoire ce qui pouvait avoir trait au jeu en tentant de trouver ce qui pouvait motiver des gens apparemment raisonnables et paisibles à "jouer à la guerre", et par la même expliquer pourquoi les enfants jouaient spontanément à des jeux guerriers. La guerre, en ce qu'elle a de terrifiant, est une forme primitive de rapports entre les individus, ancrée dans toutes les sociétés à des degrés divers. Elle est importante pour la marche des états, et fascine les hommes qui y voient le danger et l'aventure. Les adultes actuels peuvent avoir besoin d'y jouer pour conjurer une violence intérieure présente dans le chromosome "tueur" présent en chacun. Les enfants, libres des contraintes sociales qui montrent la guerre et la violence comme tabou, expriment ce chromosome en attendant la "répression" apparaissant à l'âge adulte.

Il est probable que dans quelques milliers ou millions d'années l'humain deviendra sapiens sapiens sapiens, il pensera, saura qu'il pense et saura pourquoi il pense, son chromosome tueur aura muté et il n'aura plus besoin de jouer pour conjurer la guerre, et donc conjurer la mort. Darwin prônait l'importance des conditions du milieu naturel comme moteur de l'évolution. Ainsi les girafes dont le cou s'allongeait pour atteindre le sommet des arbres par exemple. N'est-ce pas actuellement le seul moyen de survivre que d'évoluer vers une étape de non-guerre ? Il n'y a qu'un problème. Ceux qui n'auront pas évolué s'entretueront, certes, mais ne détruiront-ils pas aussi les autres  ? Tous les autres ?

Je n'ai jamais fini un article sur une note grave, alors pour gagner un peu de temps de vie, pensez à ce proverbe chinois qui dit : Un jour d'amusement est un jour d'éternité. Ca tombe bien, l'éternité est le temps que j'ai prévu de vivre...

Alors Messieurs, à vos pions !

VIVE L'EMPEREUR    -    En avant pour l'aventure belliludique

Bibliographie

J'ai utilisé dans ce travail une foule de livres et d'articles variés. La base m'a été fournie par l'Encyclopédia Universalis, principalement aux chapitres Temps, Histoire, Guerre, Jeu et Mort, référencé par le chiffre (1). J'ai également utilisé les ouvrages référencés suivants:

2- Jules R. Benjamin. A student's guide to History, St-Martin Press, New York, 1991.

3- Siborne W. Waterloo Letters, Cassel 1891.

4- DelbrŸck, H. History of the Art of War, University of Nebraska Press, 1990.

5- Ovsiany I. Les origines de la Seconde Guerre Mondiale, Novosti, 1984.

6- Eréméev L. L'URSS dans la Seconde Guerre Mondiale, Novosti, 1985.

7- La Deuxième Guerre Mondiale, Tallandier, 1966, tome 8 page 1894-5.

8- Weygand, Gl. Histoire de l'Armée Française, Flammarion, 1938.

9- Roberts, J.M. History of the World, Penguin Books, 1987.

10- Grousset R. Bilan de l'Histoire, Plon, 1946.

11- Clausewitz, C von. De la Guerre, Editions de Minuit, 1955.

12- Aron, R. Sur Clausewitz, Ed. Complexe, 1987.

13- Holmes, R. Atlas Historique de la Guerre, Hachette, 1989.

14- Chaliand, G. Anthologie Mondiale de la Stratégie, Laffont, 1990.

15- Sun Tzu, L'Art de la Guerre, Flammarion, 1972.

16- Jomini, A.H. Précis de l'Art de la Guerre, Champ Libre, 1977.

17- Dunnigan, J.F. How to Make War, William Morrow, New York, 1988.

18- Ardant Du Picq, col. C. Etudes sur le Combat, Hachette, 1880.

19- Keegan, J. Anatomie de la Bataille, Laffont, 1993.

Didier ROUY

 

A propos

Premier président du CERCLE DE STRATEGIE, directeur de la publication du JOURNAL DU STRATEGE, auteur de douze simulations dont 8 de la série Vive l’Empereur, d’un système de campagne en trois volumes, le VOL DE L’AIGLE, et d’un système tactique LE COMBAT DE L’AIGLE, son treizième jeu est par ailleurs en cours de publication. Président de la société de publication de jeux PRATZEN EDITIONS, Didier a fait tous les métiers dans l’univers du jeu : auteur, dévelopeur, maquettiste, assembleur de boites et porteur de boites de jeux à la Poste. Même le marketting, et Dieu sait qu’il déteste ça !

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